I Introduction : le fondement de la vocation à la construction de la cité terrestre
II Le Magistère sur l’action sociale
III La réflexion théologico-sociale
Avant d’examiner le sens, le contenu, de cette vocation à la construction de la cite terrestre il est bon de réfléchir sur son fondement. Une réflexion théologique qui se veut sérieuse ne peut pas oublier de « prendre ne compte » ses propre présupposés. Le risque, autrement est celui de se borner à un bon discours spirituel, mais d’une spiritualité douteuse, dans laquelle le propre chrétien n’a pas d’épaisseur.
Quel est donc le fondement de cette vocation chrétienne à la construction de la cité terrestre ? La dimension de la construction de la cité terrestre est-elle une dimension nécessaire ou bien est-il possible de s’en passer ? Quelle est la relation entre vocation au Royaume, l’amour de Dieu dans son « pour toujours au-delà du temps », et le « travail dans l’histoire » ?
Ce sont là des questions fondamentales auxquelles le chrétien est tenu d’y réfléchir et d’essayer de donner une réponse.
Pour nous, qui sommes des chrétiens engagés dans le travail de Justice et Paix ces questions sont encore plus urgentes : nous avons le risque de prendre « notre désir de justice » comme la motivation et ce n’est pas ainsi : la vraie motivation est au-delà de notre désir de justice et paix, elle se donne dans la réflexion aux questions que je viens de poser avec. Ce sont ces motivations et notre propre désir qui « détermine » la consistance de notre engagement.
Il est donc nécessaire reprendre ces questions et essayer de les analyser.
Quel est donc le fondement de cette vocation chrétienne à la construction de la cité terrestre ?
Je crois que le vrai fondement théologique doit être recherché dans le mystère de l’Incarnation. Le choix de Dieu de sauver les hommes par l’Incarnation du Verbe.
« En Jésus-Christ l’homme n’est pas fermé vers le haut et Dieu ne l’est pas non plus vers le bas.
En lui, une histoire se déroule, un dialogue s’engage, dans lesquels Dieu et l’homme se rencontrent et sont ensemble, dans la réalité de l’alliance conclue, maintenue et accomplie pour l’un et pour l’autre »[1].
Alors, on doit noter d’abord que l’Incarnation du Verbe est le lieu du dialogue, de la relation entre Dieu et l’homme. L’Incarnation est l’assomption de l’humanité avec son histoire, ses limites, ses possibilités. Jésus de Nazareth, le Fils du Père, vit sa réalité (limitée) comme lieu d’une possibilité de dire et faire le désir du Père.
Il habite une terre, il parle une langue, il est membre d’une société donnée. Voilà que l’Incarnation comme assomption[2] d’une réalité historique donnée signifie la valeur de cette réalité.
Le chrétien ne peut qu’avoir estime de cette réalité par ce qu’il sait que c’est la voie nécessaire d’une manifestation qui déborde la réalité même mais qui n’efface pas cette réalité.
Alors, voilà que l’humanité du Verbe est la première et fondamentale motivation de cette vocation.
Pour le dire autrement : la dynamique que Dieu a choisi pour se donner à nous.
La dimension de la construction de la cité terrestre est-elle une dimension nécessaire ou bien est-il possible de s’en passer ?
Je viens de dire que l’estime de cette réalité (la complexité de l’être de l’homme : l’unité de ses dimensions fondamentales – désir, raison, corps et mémoire) c’est la voie nécessaire pour la manifestation de l’amour de Dieu, pour le salut.
Mais il faut bien comprendre de quelle manière est-elle nécessaire.
Je crois qu’on peut dire qui est vocation commune que chacun assume dans le cadre de sa vocation personnelle.
Il y a là une différence substantielle entre la vocation des laïcs et la vocation des prêtres.
Le propre de la vocation à la construction de la société selon le désir de Dieu est le lot des laïcs.
C’est bien pour cela que la Conférence Episcopale a dit dans la Déclaration de Bossangoa : « Les Evêques et les Administrateurs Apostoliques de l’Eglise Catholique en Centrafrique, fidèles au Magistère, affirment la liberté et la responsabilité des chrétiens laïcs dans leur vocation de construire une société qui puisse accueillir les valeurs du Royaume de Dieu.
Demandent pourtant à tous ceux qui ont été constitués en autorité dans l’Eglise (prêtres, diacres) de respecter cette liberté des chrétiens Laïcs ».
Donc cette « nécessité » est articulée selon le spécifique de la vocation personnelle : les laïcs sont appelés à cette construction de la société selon le désir de Dieu et c’est à eux qui revient cette tâche et cette responsabilité. Certes aussi les prêtres participent à cette construction, ils s’inscrivent dans les listes électorales et ils vont à voter, mais leur responsabilité propre est le service de la communauté. Cela signifie que les premiers responsables de l’action politiques sont les laïcs : le service des prêtres est la formation c’est-à-dire donner des « outils », la référence de la parole de Dieu pour que l’action des laïcs soit vraiment action des chrétiens.
Quelle est la relation entre vocation au Royaume, l’amour de Dieu dans son « pour toujours au-delà du temps », et le « travail dans l’histoire » ?
Je crois que cette relation soit à la fois de présence et d’annonce. Le Royaume déjà là attend encore de se manifester dans sa plénitude.
Cela signifie que pour autant que nous arrivions à bâtir la société humaine la plus parfaite...le Royaume est toujours plus grand.
Penser que la plénitude du bonheur se borne à ici et maintenant cela signifie tomber dans un matérialisme qu’il n’est même pas déguisé.
Et pourtant il n’y a pas relation d’exclusion : penser au ciel sans regarder à la terre c’est tomber dans le trou.
Au niveau théologique ce trou là s’appelle spiritualisme. Au fond c’est by passer le mystère de l’Incarnation comme je disais toute à l’heure…
L’introduction étant faite, je peux entrer dans la réflexion propre du Magistère.
II Le Magistère sur l’action sociale.
« Les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Eclairés par la lumière de l’Evangile, conduits par la doctrine de l’Eglise, entraînés par la charité chrétienne, ils doivent en ce domaine agir par eux-mêmes d’une manière bien déterminée. (directo et modo definito agere) Membres de la cité, ils ont à coopérer avec les autres citoyens suivant leur compétence particulière en assumant leur propre responsabilité: et à chercher partout et en tout la justice du Royaume de Dieu.
L’ordre temporel est à renouveler de telle manière que, dans le respect de ses lois propres et en conformité avec elles, il devienne plus conforme aux principes supérieurs de la vie chrétienne et soit adapté aux conditions diverses des lieux, des temps et des peuples. Parmi les tâches de cet apostolat l’action sociale chrétienne a un rôle éminent à jouer. Le Concile désire la voir s’étendre aujourd’hui à tout le secteur temporel sans oublier le plan culturel ». AA 7[3].
Il serait opportun parler de la dimension économique, du travail, de la famille… je me borne à la dimension spécifiquement politique :
CDSE 407 : « Une démocratie authentique n’est pas seulement le résultat d’un respect formel de règles, mais le fruit de l’acceptation convaincue des valeurs qui inspirent les procédures démocratiques: la dignité de chaque personne humaine, le respect des droits de l’homme, le « bien commun » comme fin et critère de régulation de la vie politique. S’il n’existe pas de consensus général sur de telles valeurs, la signification de la démocratie se perd et sa stabilité est compromise.
La doctrine sociale identifie le relativisme éthique comme l’un des risques majeurs pour les démocraties actuelles, lequel induit à estimer qu’il n’existe pas de critère objectif et universel pour établir le fondement et la hiérarchie correcte des valeurs ».
CDSE 411 : « Parmi les déformations du système démocratique, la corruption politique est une des plus graves, car elle trahit à la fois les principes de la morale et les normes de la justice sociale; elle compromet le fonctionnement correct de l’État, en influant négativement sur le rapport entre les gouvernants et les gouvernés; elle introduit une méfiance croissante à l’égard des institutions publiques en causant une désaffection progressive des citoyens vis-à-vis de la politique et de ses représentants, ce qui entraîne l’affaiblissement des institutions. La corruption déforme à la racine le rôle des institutions représentatives, car elle les utilise comme un terrain d’échange politique entre requêtes clientélistes et prestations des gouvernants. De la sorte, les choix politiques favorisent les objectifs restreints de ceux qui possèdent les moyens de les influencer et empêchent la réalisation du bien commun de tous les citoyens ».
CDSE 388 : « Considérer la personne humaine comme le fondement et la fin de la communauté politique signifie se prodiguer avant tout pour la reconnaissance et le respect de sa dignité en protégeant et en promouvant les droits fondamentaux et inaliénables de l’homme: « Pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ». Dans les droits de l’homme sont condensées les principales exigences morales et juridiques qui doivent présider à la construction de la communauté politique. Ils constituent une norme objective qui fonde le droit positif et qui ne peut être ignorée par la communauté politique, car la personne lui est antérieure sur le plan de l’être et des finalités: le droit positif doit garantir la satisfaction des exigences humaines fondamentales ».
III La réflexion théologico-sociale
Nous avons vu différents domaine où l’action des laïcs est appelée à construire la cité terrestre selon le désir de Dieu. Maintenant il est opportun de distinguer ces engagements à la faveur de la construction de la société selon la qualité de l’action même. Je veux dire : comment et quand cette action des laïcs devient action de l’Eglise.
Pour réfléchir sur cette question (qui concerne la question du statut épistémologique de la théologie sociale) il est bon d’opérer quelque distinction par rapport au savoir même de la théologie sociale.
La théologie c’est la science de la connaissance de Dieu : Dieu qui se révèle dans l’Ecriture sainte (Parole dite dans l’histoire), Dieu qui se révèle dans l’aujourd’hui de l’histoire ; Dieu connu par sa Parole, Dieu qui est connu par son action.
La théologie sociale c’est justement savoir reconnaître la présence de Dieu dans l’agir des hommes pour l’édification de la société.
Il y a trois manières d’agir de l’homme qui peuvent révéler l’amour de Dieu.
Le premier est l’agir social des hommes dans leur désir de bâtir une société juste : au-delà de toute foi. La droiture de l’homme, son engagement pour le bien commun est déjà icône de l’amour de Dieu. Nous le savons : tout le bien possible a sa racine dans l’amour de Dieu.
Le deuxième c’est l’agir des chrétiens laïcs dans leur responsabilité civile.
Le troisième est l’agir des chrétiens dans leur responsabilité ecclésiale et, dans ce sens, il est un agir de l’Eglise.
La question c’est de distinguer le deuxième et le troisième agir.
Comment est-il possible que l’action du chrétien n’engage pas l’Eglise mais lui seul ?
La « réponse » nous est donnée par le Concile Vatican II :
« Surtout là où existe une société de type pluraliste, il est d’une haute importance que l’on ait une vue juste des rapports entre la communauté politique et l’Eglise ; et que l’on distingue nettement entre les actions que les fidèles, isolément ou en groupe, posent en leur nom propre comme citoyens, guidés par leur conscience chrétienne, et les actions qu’ils mènent au nom de l'Eglise, en union avec leurs pasteurs.
L’Eglise qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine.
Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Eglise sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu. L’homme, en effet, n’est pas limité aux seuls horizons terrestres, mais, vivant dans l’histoire humaine, il conserve intégralement sa vocation éternelle. Quant à l’Eglise, fondée dans l’amour du Rédempteur, elle contribue à étendre le règne de la justice et de la charité à l’intérieur de chaque nation et entre les nations. En prêchant la vérité de l’Evangile, en éclairant tous les secteurs de l’activité humaine par sa doctrine et par le témoignage que rendent des chrétiens, l’Eglise respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens » (GS 76)[4].
« De la réception de ces charismes même les plus simples résulte pour chacun des croyants le droit et le devoir d’exercer ces dons dans l’Église et dans le monde, pour le bien des hommes et l’édification de l’Église, dans la liberté du Saint-Esprit qui "souffle où il veut" (Jn III, 8), de même qu’en communion avec ses frères dans le Christ et très particulièrement avec ses pasteurs. C’est à eux qu’il appartient de porter un jugement sur l’authenticité et le bon usage de ces dons, non pas pour éteindre l’Esprit, mais pour éprouver tout et retenir ce qui est bon (cf. I Thess. V, 12-19-20) » AA3
[1] K. BARTH, L’humanité de Dieu, Genève, Labor et Fides, 1956, p. 21
[2] « Le symbole de saint Athanase qui autrefois était proclamé, en bon latin, dans toutes les liturgies des heures (vous voyez que j’utilise da manière actuelle de structures l’Office divin, de la liturgie ambrosienne) nous dit à propos de l’Incarnation : Sed unus est Christus. Unus autem nonconversione divinitatis in carnem, sed assumptione humanitatis in Deum » : la divinité ne s’est pas échangée en humanité mais l’humanité a été assumée par le Verbe.
[3] « L’apostolat dans le milieu social s’efforce de pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de la communauté où chacun vit. Il est tellement le travail propre et la charge des laïcs que personne ne peut l’assumer à leur place comme il faut. Sur ce terrain, les 1aïcs peuvent mener l’apostolat du semblable envers le semblable. Là, ils complètent le témoignage de la vie par celui de la parole. C’est là qu’ils sont le plus aptes à aider leurs frères, dans leur milieu de travail, de profession, d’étude, d’habitation, de loisir, de collectivité locale. »
[4] « CJC 227. Javier Hervada spécifique: “La place juridique du laïc face à la société ecclésiastique et à la société civile est déterminée par les droits fondamentaux: le droit à la liberté religieuse face à la société civile et le droit à la liberté en matières temporelles face à la société ecclésiastique. L’Etat est incompétent en matière religieuse, tout comme l’Eglise l’est dans les matières temporelles. Le baptisé est laïc dans la sphère canonique et citoyen dans la sphère civile. C’est pourquoi «les fidèles doivent apprendre à distinguer avec soin entre les droits et les devoirs qui leur incombent en tant que membres de l’Eglise et ceux qui leur reviennent comme membres de la société humaine» (LG 36).
Il y a néanmoins un point de rencontre: les matières temporelles ont une dimension morale et la loi de Dieu porte sur elles (principalement la loi naturelle, et aussi certains aspects de la loi divino-positive). Les chrétiens doivent se souvenir que «la conscience chrétienne doit être guide en tous domaines temporel, car aucune activité humaine, fût-elle d’ordre temporel, ne peut être soustraite à l’empire de Dieu» (LG 36). Plus encore, les laïcs ont l’obligation de christianiser le monde (GS 43). La structure hiérarchique de l’Eglise intervient donc dans le temporel par les biais du magistère en matière de foi et des règles morales régissant la conduite de l’homme, et en conférant au fidèle les moyens nécessaires à sa sanctification. Il ne s’agit pas donc pas d’une intervention pour rechercher des solutions concrètes aux problèmes temporels, ce qui est propre de la société civile et des citoyens, mais d’une influence spirituelle et morale. Le principe d’incompétence de l’Eglise et celui de la liberté des laïcs régissent l’organisation, la réalisation et le déroulement de la vie temporelle.
L’on déduit de la doctrine sociale de l’Eglise certains principes généraux pour l’organisation de la société civile – la loi de Dieu – mais, à partir de ces principes généraux, l’on ne peut pas déduire de théories scientifiques, professionnels ou politiques complètes; celles-ci sont librement élaborées ou assumées par les laïcs, de sort que «personne n’a le droit de revendiquer d’une manière exclusive pou son opinion l’autorité de l’Eglise» (GS 43).
Le droit énoncé par le c. 227 a une aussi grande transcendance que le droit à la liberté religieuse face à l’Etat. Ces deux droits, et pas seulement celui à la liberté religieuse, sont le fondement indispensable à l’organisation correcte des rapports entre la société civile et l’Eglise. Pour ce qui concerne les rapports entre les organes ecclésiastiques et les fidèles laïcs, le droit à la liberté dans le domaine temporel a une importance fondamentale. Quand ce droit n’est pas respecté, les diverses formes de cléricalisme font leur apparition, c’est-à-dire l’intervention des clercs dans les affaires temporelles, en devenant des chefs de file là où ce n’est pas de leur ressort: le cléricalisme attente à la liberté des laïcs et comporte un abus des fonctions cléricales, les clercs devant se limiter aux negotia ecclesiastica»”. In: E. CAPARROS, M. THERIAULT, J. THORN (edd.), Code de droit canonique, Wilson & Lafleur Limitée, Montreal 1990, pp. 151 – 152 .